63Automne / Autunno 2012
Le frémissement de la lecture. Parcours littéraires d’Édouard Glissant
sous la direction de
Carminella Biondi et Elena Pessini
Sommaire / Indice
Carminella Biondi, Elena Pessini, «Toute poétique est une recherche de la référence»
Anne Douaire-Banny, La terre le feu l’eau et les vents. Entrevoir la modernité épique du Tout-monde
François Noudelmann, Mémoires d’Édouard Glissant
Enrica Restori, Le récit empoisonné. Les romans glissantiens entre allégorie et rhizome
Jean-Pol Madou, Édouard Glissant, voix créoles, écritures médiévales
Bernadette Cailler, Interfaces. Walt Whitman et Édouard Glissant
Corinna Crainic, Lecture de Faulkner. Notes pour l’élaboration d’une pensée américaine chez Glissant
Daniel-Henri Pageaux, Édouard Glissant et l’Amérique «latine»: du Baroque au Tout Monde
Victoria Famin, Édouard Glissant et les auteurs de la Caraïbe hispanophone: réalisme magique, réel merveilleux et relation
Samia Kassab-Charfi, Les «épaisseurs têtues» du sens: l’intime dialogue entre Wifredo Lam et Édouard Glissant
Lilian Pestre de Almeida, De la ville de Christophe Colomb au paysan piémontais. À la recherche d’une trace italienne dans l’œuvre d’Édouard Glissant
Catherine Delpech-Hellsten, Édouard Glissant à l’infinie «cheminaison» du Tout-monde
Anne Douaire, La terre le feu l’eau et les vents. Entrevoir la modernité épique du Tout-monde
La Terre le feu l’eau et les vents, anthologie de la poésie du Tout-monde conçue par Édouard Glissant, est une invitation stimulante à interroger notre manière d’aborder la littérature. Les corpus nationaux n’ont plus cours, les frontières génériques non plus, depuis longtemps. La Relation telle que Glissant la perçoit et la formule permet de penser le «local» et le «global» sans s’enfermer dans aucune de ces deux dimensions; de penser les mobilités, les réseaux, les rhizomes, les métamorphoses sans éluder les permanences. Elle sert à donner une «mesure du monde», y compris dans sa démesure et à retrouver la pensée euphorisante du « nous » par-delà les fragmentations et l’effondrement des systèmes symboliques: c’est toute la modernité qui se trouve redessinée, quand l’individu fait place aux individuations et à «l’horizontale plénitude du vivant» (P. Chamoiseau).
François Noudelmann, Mémoires d’Édouard Glissant
Penser l’héritage intellectuel d’Édouard Glissant suppose d’assumer sa pensée du temps et de la mémoire. Au lieu d’une transmission généalogique, le poète et philosophe a suggéré des figures archipéliques de la mémoire tant individuelle que collective. Son livre Mémoires des esclavages (2007) reprend une longue réflexion ébauchée avec Le Discours antillais (1981) sur l’entrelacs des histoires et le tressage de micro-temporalités, multiples et spiralées. Glissant lègue une conception à la fois politique et philosophique de la mémoire.
Enrica Restori, Le récit empoisonné. Les romans glissantiens entre allégorie et rhizome
L’œuvre d’Édouard Glissant, si multiple et en même temps si étroitement connectée, révèle à tout moment, par sa nature profondément fractale, la portée extraordinaire d’une réflexion philosophique et poétique qui informe tous les domaines littéraires qu’elle traverse, du roman au poème, du texte théâtral à l’essai. De La Terre inquiète (1955) à la récente Anthologie de la poésie du Tout-monde (2010), la même intention poétique mène le jeu. C’est elle qui conduit la plume aussi bien de l’essayiste que du romancier car «[l]a poésie a toujours été le nœud de la littérature» (L’imaginaire des langues). Et si le roman, en tant qu’expression littéraire privilégiée de l’Occident, est destiné – selon Glissant – à suivre son déclin, la poésie et la poétique – même sous des formes que nous ne pouvons pas prévoir – seront toujours au cœur des cultures humaines. C’est le côté profondément anti-romanesque, caractérisant des romans comme La Case du commandeur, Malemort ou Sartorius, que l’essai se propose de mettre en lumière. La réflexion porte sur le rôle fondamental de l’allégorie baroque (W. Benjamin) et de l’anti-structure rhizome (Deleuze-Guattari) dans l’écriture romanesque de Glissant.
Jean-Pol Madou, Édouard Glissant, voix créoles, écritures médiévales
Arrachés par la Traite à la terre de leurs ancêtres, coupés de leurs dieux et de leurs mythes, privés de tout repère spatio-temporel, les esclaves africains furent, dès le ventre du bateau négrier, broyés dans le chaos du temps. Aussi la littérature antillaise ne pouvait-elle se constituer que sur fond d’oubli. Nulle mythologie, nulle épopée donc ne sont venues scander les faits et gestes des Nègres marrons. Certes, de nombreuses révoltes d’esclaves, qui ont jalonné l’histoire de la Martinique, auraient pu constituer la matière d’une épopée. Mais les Nègres marrons n’ont jamais pu mythifier leurs propres défaites. Si toute littérature s’enracine dans une mémoire épique, qu’en est-il dès lors de la littérature antillaise à laquelle mythes et épopées ont fait cruellement défaut? C’est sur ce fond d’oubli que Glissant interroge la mémoire épique et redécouvre dans une lumière inédite la civilisation médiévale, non celle d’un Moyen Âge figé dans la pierre de ses cathédrales mais celle d’un Occident en devenir pris dans le maelström de ses contradictions, de ses dogmes et de ses hérésies. Trois problématiques se voient privilégiées par Glissant: l’épopée; le passage de l’oralité à l’écriture; l’émergence de l’Universel généralisant et la résistance que lui opposent déjà au Moyen Âge les pensées de la singularité. L’intérêt que porte Glissant au genre épique ainsi qu’à la culture médiévale n’a cessé d’accompagner son œuvre critique. C’est à l’occasion d’un dialogue avec son collègue médiéviste Alexandre Leupin de l’Université d’État de Louisiane, que Glissant précise son rapport au Moyen Âge et l’importance que celui-ci revêt dans sa propre réflexion sur la littérature. La naissance des langues romanes en Gaule et en France médiévale ne fut-elle pas déjà un phénomène de créolisation? Et en quoi la situation l’écrivain antillais dépositaire du conte créole fait-elle écho à celle du scripteur médiéval récepteur d’une tradition orale?
Bernadette Cailler, Interfaces. Walt Whitman et Édouard Glissant
Bien que les noms de Whitman et de Glissant aient été parfois associés l’un à l’autre, il n’y a aucune «preuve» textuelle que Whitman ait jamais eu une influence formatrice sur la créativité de Glissant, comme c’est le cas de Saint-John Perse, Segalen, ou Faulkner, par exemple. Chez Whitman, Glissant a pu reconnaître une parenté avec sa Poétique de la Relation (Poétique de la Relation, 1990, La Cohée du Lamentin, 2005), parenté parfois problématique. Enfin, les extraits de l’œuvre de Whitman choisis pour La terre le feu l’eau et les vents (2010), y compris des extraits de Salut au monde!, vont tous dans le sens d’un Whitman ouvert au grand monde sans préjugé aucun. Si la «Poétique de la Relation» et la «Philosophie de la Relation» sont une, si le terme «Interfaces» inclut des éléments incompatibles, une discussion rapide de la Relation glissantienne pourra mener à examiner trois domaines de «relationalité» avec Whitman: 1. Le Soi-Même et le Sacré. 2. Littérature nationale, Langue/Langages, Terre et Culture. 3. Relation, Éthique et Diversité.
Corinna Crainic, Lecture de Faulkner. Notes pour l’élaboration d’une pensée américaine chez Glissant
Édouard Glissant, de tout temps interpellé par la situation pour le moins problématique des Antilles, mais aussi de toute l’Amérique qui doit encore composer à divers degrés avec les séquelles de l’esclavage, a toujours insisté sur la nécessité d’explorer minutieusement ce passé pour pouvoir élaborer une pensée qui permette de le dépasser véritablement. Parmi les nombreux écrivains qui l’ont inspiré, William Faulkner a été déterminant dans la mesure où il lui a permis de réfléchir à l’univers de la Plantation, le lieu du drame mais aussi le lieu de la naissance du peuple créole. Il retient ainsi de nombreux éléments d’Absalon, Absalon!, notamment en ce qui concerne Le Quatrième siècle, tout en s’éloignant par la suite d’une pensée qu’il estime être encore proche de la pulsion atavique. Cette pensée ne permettrait pas de rendre compte de la réalité américaine, qui correspondrait au contraire à la pensée du composite, d’un Autre qui n’est plus à dominer ou à rejeter mais à envisager comme inférant. C’est donc d’un passage qu’il s’agit ici, de l’étude minutieuse des souffrances de la Plantation à une ouverture à la conception du monde rendant possible un imaginaire de la Relation.
Daniel-Henri Pageaux, Édouard Glissant et l’Amérique «latine»: du Baroque au Tout Monde
Cet article a pour objet d’étudier la place et la portée de l’Amérique latine dans l’œuvre et la pensée critique d’Édouard Glissant. Trois textes ou groupes de textes sont interrogés: le recueil Les Indes (Seuil, «Points», 1955, 1965); puis divers essais, en particulier L’Intention poétique (Seuil, 1969), Poétique de la relation (Gallimard, 1990), ou encore La Cohée du Lamentin, Poétique V (Gallimard, 2005); enfin, la préface donnée à l’anthologie des textes sur l’Amérique latine publiés par la «Nouvelle Revue Française» (Gallimard, 2001). Une attention particulière est accordée à la notion de baroque qui permet à Glissant d’établir des «relations» (mot clé dans sa pensée) entre les cultures de la Caraïbe et le continent américain. Le baroque concourt à donner une cohérence à ce que Glissant a nommé «Tout Monde».
Victoria Famin, Édouard Glissant et les auteurs de la Caraïbe hispanophone: réalisme magique, réel merveilleux et relation
Poète, philosophe, romancier, Édouard Glissant se définit lui-même comme un grand lecteur. La sensibilité exacerbée qui le mène à s’intéresser aux sociétés qui se développent dans le bassin de la Caraïbe semble être stimulée par ses lectures. L’essai étudie l’influence que peuvent avoir exercé sur lui deux écrivains majeurs: Alejo Carpentier, auteur de la notion de réel merveilleux, et Gabriel García Márquez, représentant du réalisme magique, qui sont souvent évoqués dans les essais glissantiens.
Samia Kassab-Charfi, Les «épaisseurs têtues» du sens: l’intime dialogue entre Wifredo Lam et Édouard Glissant
Cette contribution vise à montrer les liens qui unissent la vision esthétique d’Édouard Glissant et la poétique picturale de Wifredo Lam. Entre les deux artistes, également porteurs de cette signature métisse du créole américain, se noue en effet, à la faveur du regard très pénétrant que porte Glissant sur la démarche picturale de Lam, un dialogue intime qui éclaire le poète et philosophe martiniquais dans sa quête d’une meilleure compréhension du monde afro-caribéen. Édouard Glissant n’a de cesse de découvrir en Lam un artiste qui lui permet d’entrevoir les angles obscurs de sa conscience antillaise, puis créole du monde. C’est d’ailleurs à travers le prisme de la peinture de Lam que Glissant conçoit une meilleure intelligibilité de l’esthétique et même de l’ontologie antillaise. Au-delà même de l’impact artistique du peintre cubain, c’est l’implantation caribéenne du travail de Lam qui l’interpelle et le lie spontanément à son œuvre magistrale.
Lilian Pestre de Almeida, De la ville de Christophe Colomb au paysan piémontais. À la recherche d’une trace italienne dans l’œuvre d’Édouard Glissant
Cet article explore les rapports de Glissant avec l’ensemble culturel et imaginaire italien. C’est à Bologne en 2004 que Glissant s’explique sur l’Utopie, le non lieu absolu. D’autre part, dans le vaste univers intertextuel et relationnel créé par Glissant dont fait preuve encore sa dernière anthologie La terre le feu l’eau et les vents (2010), il s’agit de poursuivre une trace italienne, ô combien invisible pour la plupart de ses critiques, dans son oeuvre à partir de deux figures emblématiques, celle de Christophe Colomb dans sa poésie (Les Indes, avril-juin 1955) et du geôlier piémontais, Manuel, au fort du Jura dans son théâtre (Monsieur Toussaint, versions de 1961 et 1978). Ces deux personnages sont des figures complexes de médiation. L’article examine enfin comment Glissant articule les auteurs italiens sélectionnés dans sa dernière somme: Calvino, Campana, Caproni, Dante, Leopardi, Tabucchi, Tomasi di Lampedusa, Zanzotto…
Catherine Delpech-Hellsten, Édouard Glissant à l’infinie «cheminaison» du Tout-monde
Avec La Terre le feu l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-monde, l’œuvre d’Édouard Glissant parvient dans un long «tremblement» à sa «cheminaison». Emportées dans le tourbillon sui generis des «matières du monde», tension et intention poétiques se libèrent dans l’ouverture d’un formidable inachèvement. L’œuvre en son delta rejoint les «liaisons» et «tracés magnétiques» des siècles immémoriaux de poésie… Une orchestration inédite dont le génie génétique, s’ouvrant à la facture collective et au jeu de l’«Imprévisible», donne le plein sens d’un ultime aphorisme: «Rien n’est vrai, tout est vivant».
Interviews et inédits/Interviste e inediti
Catherine Delpech-Hellsten, Les premiers textes avec Édouard Glissant: entretien avec Emmanuelle Collas
Catherine Delpech-Hellsten, La composition de l’Anthologie avec Édouard Glissant: entretien avec Emmanuelle Collas
Raphaël Lauro, Souvenirs de la terre, du feu, de l’eau et des vents: «Toujours au moment des aveux, la scène parait vide»
Christian Tortel, Entretien avec Édouard Glissant
Édouard Glissant, Rien n’est vrai, tout est vivant
Édouard Glissant, Brève note sur un roman
Édouard Glissant, Lettre à Emmanuelle Collas à propos de l’anthologie
Comptes rendus/Recensioni
J.-P. Martin, Les écrivains face à la doxa ou Du génie hérétique de la littérature (J.-F. Plamondon)
T. Dodounou, Le Mythe de l’albinos dans les récits subsahariens francophones (R. Little)
J. Louvet, Le chant de l’oiseau rare (pièce en quinze tableaux) / Il canto del pettirosso (dramma in quindici atti) (N. Raschi)
D. De Agostini, Accordi armonici. Modernità di Honoré de Balzac (F. Zanelli Quarantini)
A. Bandau, M. Dorigny, R. Von Mallinckodt (dir.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs (C. Biondi)
Notes de lecture/Schede
Pubblicato con contributi del Dipartimento di Lingue, Letterature e Culture Moderne dell’Università di Bologna.