61Automne / Autunno 2011
Miroir des Antilles. Aimé Césaire, Maryse Condé
sous la direction de
Catherine Maubon et Sara Tagliacozzo
Sommaire / Indice
Catherine Maubon, Ouverture
Sara Tagliacozzo, Note préliminaire
Jacques Coursil, Négritude, la grammaire de Caliban
Lilian Pestre de Almeida, Césaire et l’anthropologie. Ou du bon usage des Mythologiques: lecture du Roi Christophe
Antonella Emina, La parole efficace d’Aimé Césaire entre discours public et correspondance privée
Bénédicte Monville-De Cecco, Poésie et politique dans l’œuvre de Césaire: une lecture anthropologique
Catherine Maubon, Aimé Césaire, «l’ami glorieux»
Christiane Makward, L’ironie comme stratégie dramatique dans La Tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire et An tan Revolisyon de Maryse Condé
Fabienne Viala, Maryse Condé et l’île qui se répète: poétique tragique postcoloniale dans Traversée de la Mangrove
Lydie Moudileno, Héritage de Caliban, fantaisies de nomination et dérives du nom
Sara Tagliacozzo, Miroirs d’Afrique: une lecture de Maryse Condé
Carla Fratta, Conjectures sur la genèse de La Migration des cœurs de Maryse Condé
Simonetta Valenti, Quête identitaire et racines africaines dans Les Derniers rois mages de Maryse Condé
Alessandro Corio, De la nostalgie généalogique au «sens des nécessités à venir». Une lecture lacanienne de Désirada de Maryse Condé
Marco Modenesi, «Je ne sais pas qui je suis». Parcours d’identités multiples dans Les Belles ténébreuses
Jacques Coursil, Négritude, la grammaire de Caliban
Les deux poètes Léopold Sedar Senghor et Aimé Césaire, co-auteurs du mot négritude dans les années trente, sont tous deux grammairiens (cela est important) et amis sans faille: «Senghor m’a révélé une partie de moi-même» – aimait à dire Césaire. Toutefois, cette négritude dont ils partagent la paternité les distingue et les oppose. Dans sa préface de l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de L. Senghor Jean-Paul Sartre en fait le premier la remarque. Il écrit: «Étrange et décisif virage, la race (négritude de Senghor) s’est transmuée en historicité (négritude de Césaire)» (Orphée Noir,1948, p. XXXIX). Cette précision n’a pas suffi. Aujourd’hui après trois-quarts de siècle, le mythe de la race, propre à la négritude de Senghor, a pratiquement recouvert le sujet historique de Césaire; en d’autres termes, la race a refoulé l’histoire. À partir des années cinquante, et plus tard, paraissent des textes post-négritude retentissants produits par des écrivains tels que René Depestre, Frantz Fanon, Édouard Glissant, Maryse Condé, Wole Soyinka et quelques autres. C’est de leur critique dont il s’agit ici, car un dépassement de la négritude peut parfois n’être qu’une reprise in petto des traits césairiens occultés qui la fondent.
Lilian Pestre de Almeida, Césaire et l’anthropologie. Ou du bon usage des Mythologiques: lecture du Roi Christophe
On n’a pas encore dégagé, dans la formation du poète et de l’intellectuel Aimé Césaire, l’ampleur et l’importance de ses lectures d’ethnologie et d’anthropologie. Le texte prétend explorer ce qu’une perspective anthropologique peut apporter à la lecture de son œuvre en général et, en particulier, de La Tragédie du Roi Christophe. Il aborde successivement des passages de la pièce qui renvoient à des ouvrages savants d’ethnologues et anthropologues et surtout une structure interne (ou encore: un réseau organisé de variations sémantiques) correspondant au triangle culinaire décrit par Claude Lévi-Strauss. Ainsi, dans une première étape, on analyse les différents passages de la pièce qui réécrivent des ouvrages savants et, dans un deuxième moment, ce que le modèle de Lévi-Strauss peut apporter au déchiffrement de ce texte théâtral.
Antonella Emina, La parole efficace d’Aimé Césaire entre discours public et correspondance privée
Cette brève réflexion touche à la question de l’origine et du développement des démarches communicatives dans la Lettre qu’Aimé Césaire a envoyée à Maurice Thorez, le 24 octobre 1956, un texte qui était destiné à la transmission immédiate d’un message. L’analyse des données formelles a le but d’en mesurer l’efficacité communicative.
Bénédicte Monville-De Cecco, Poésie et politique dans l’œuvre de Césaire: une lecture anthropologique
C’est de son malaise, de ses difficultés à habiter la société antillaise que Césaire tire ses premières expériences, intellectuelles et littéraires, le destin collectif d’un peuple devenant aussitôt le moteur essentiel du destin de l’individu et le premier intérêt du poète. Autrement dit, poésie et politique sont étroitement liées dans l’œuvre d’Aimé Césaire. Mais pourquoi avoir choisi un genre littéraire, souvent disqualifié, lorsqu’il s’agit d’aborder des réalités concrètes? Cet article entend interroger le rapport qui unit poésie et politique dans l’œuvre du poète martiniquais. Nous verrons que la poésie réalise à la fois les conditions d’une intimité nouvelle du poète avec lui-même et de son engagement au «au cœur vivant de áluiñ-même et du monde». Et, d’autre part, que Césaire fonde l’écriture littéraire, et en particulier poétique, comme les seuls modes capables d’exprimer la réalité du monde antillais et d’instituer ce monde vers une vérité plus conforme à l’idéal que son œuvre supporte.
Catherine Maubon, Aimé Césaire, «l’ami glorieux»
Le «poète tribun» Aimé Césaire et l’«écrivain ethnographe» Michel Leiris se rencontrent en 1946. Des liens multiples – la poésie, l’ethnographie, l’Afrique, les Antilles, l’engagement, la quête identitaire – leur permettent de nouer aussitôt une amitié des plus rares et d’instaurer un dialogue des plus féconds dans un jeu de miroirs où, du nègre fondamental et de l’occidental mal dans sa peau, l’on ne sait plus qui renvoie à qui. En se référant essentiellement à sa période antillaise, l’article essaie de montrer comment, dans un moment de crise, l’exemple de Césaire – la «figure rayonnante» en qui poésie et engagement ne faisaient qu’un – a pu offrir à Leiris un ressort et une légitimation à l’égard des «deux activités conjuguées qui furent pour ‹lui› comme les deux faces d’une unique recherche anthropologique au sens le plus complet du mot: accroître notre connaissance de l’homme, tant par la voie subjective de l’introspection et de celle de l’expérience poétique, que par la voie moins personnelle de l’étude ethnologique».
Christiane Makward, L’ironie comme stratégie dramatique dans La Tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire et An tan Revolisyon de Maryse Condé
Dans cette lecture à la recherche des figures de l’ironie, deux drames historiques modernes sur les conséquences de la Révolution française et de la première abolition sont traités. L’une est fort célèbre, l’autre encore ignorée, mais les deux pièces sont également «pimentées» de structures ironiques ponctuelles ou complexes visant à déconstruire partiellement les idées reçues et les mythes héroïques de Toussaint et de Christophe. L’ironie, bien distincte du comique, sert aussi à suggérer des parallèles avec l’histoire contemporaine. Les auteurs, Aimé Césaire et Maryse Condé ne sont pas opposés mais bien plutôt rapprochés dans leur entreprise éducative salutaire et résolument moderne pour révéler la complexité de l’Histoire.
Fabienne Viala, Maryse Condé et l’île qui se répète: poétique tragique postcoloniale dans Traversée de la Mangrove
Cet article propose de lire le roman de Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, dans le contexte particulier des théories de l’Antillanité des années 90. Alors qu’elle se défend d’être une théoricienne et qu’elle revendique volontiers une fiction qui «raconte des histoires», Maryse Condé est une voix à part dans le panorama des littératures antillaises d’expression française. Alors que Paris accueillait la créolité comme une voie régionaliste fort commode dans le cadre du DOM, Condé choisit de mettre en fiction la subalternité domienne en jouant subtilement d’un certain nombre de paradigmes issus des littératures postcoloniales, qu’elle transfère au cas de la Guadeloupe. Traversée de la Mangrove est une tragédie du rhizome – qui dialogue en fiction avec les thèses du Discours Antillais d’Édouard Glissant – une tragédie des subalternités franco-caribéennes qui montre l’impasse d’une quête de l’origine pour qui voudrait dépasser le dilemme social présent, et l’imposture d’un retour à une matrice mythique de la société antillaise. Le cadre de la rencontre “Miroir des Antilles: Aimé Césaire, Maryse Condé”, m’a donné l’occasion de faire dialoguer Traversée de la Mangrove, qui pousse au paroxysme les impasses tragiques de la parole antillaise, avec la poétique du théâtre nègre de Césaire, et plus particulièrement l’épisode haïtien de la trilogie.
Lydie Moudileno, Héritage de Caliban, fantaisies de nomination et dérives du nom
Cet essai s’attache à montrer la continuité de la problématique du nom propre dans la littérature antillaise, dont on peut situer une des premières illustrations chez Césaire, dans son adaptation de La Tempête de Shakespeare en 1968. Chez Condé, dans un roman comme Les Belles ténébreuses, la question du nom se révèle à nouveau fondamentale dans le rapport des personnages à leur identité antillaise. Dans quelle mesure les personnages modernes de Condé portent-ils, dans leur nom même, les traces de «fantaisies de nomination» similaires au jeu anagrammatique inscrit dans le nom même de Caliban? Si le Caliban de Césaire se distinguait par une posture de refus de la nomination, comment la génération contemporaine représentée chez Condé peut-elle à la fois assumer l’héritage de Caliban et le dépasser? Par contraste avec le geste radical de rupture imaginé par le Caliban de Césaire, l’idée glissantienne de «dérives» permettra de rendre compte non seulement de la persistance de la (sur)conscience du nom dans le contexte antillais, mais également, et de manière plus positive, de nouvelles modalités d’affirmation identitaire pour le sujet antillais moderne.
Sara Tagliacozzo, Miroirs d’Afrique: une lecture de Maryse Condé
Le travail de Maryse Condé sur l’Afrique ne peut pas être interprété uniquement dans le cadre d’une utilisation symbolique du continent (pour une négation de sa valeur mythologique dans la quête identitaire des diasporas africaines), ni dans celui d’un simple projet de reconstruction historique. En fait, ce travail, loin de pouvoir être isolé d’un seul point de vue bio-bibliographique (notamment: la production «africaine» de Maryse Condé), concerne à mon avis une approche plus générale et centrale de la production de l’écrivaine, que je n’hésiterai pas à définir comme une ethnographie littéraire de la modernité-monde. Maryse Condé décrit un monde extrêmement complexe en termes de cultures, de langues et d’histoires, un monde dont le miroir des représentations ne peut qu’être décliné au pluriel. Une telle complexité résulte intéressante, parce qu’elle soustrait le continent aux représentations essentialistes qui ont caractérisé le discours africain de la Négritude et de l’Afrocentrisme.
Carla Fratta, Conjectures sur la genèse de La Migration des cœurs de Maryse Condé
Où et comment dépister la sollicitation primaire que Wuthering Heights aurait fournie à Maryse Condé pour la réécriture caribéenne qu’est La Migrations des cœurs? C’est au niveau d’un élément lexical lié à la connotation phénotypique (noire) du héros et disséminé de manière ambiguë dans le roman anglais que l’article prétend situer l’appel du texte. S’il est vrai qu’à sa première lecture de Wuthering Heights Condé a pu ne pas prêter attention à ce signal, on peut néanmoins supposer qu’il ait été enregistré au niveau inconscient avant d’être transformé en facteur génétique déterminant. Une autre hypothèse est discutée, relative au rôle qu’ont pu jouer dans la genèse de l’œuvre les importantes coïncidences temporelles repérables entre certains moments clé de l’Histoire des noirs et la date de publication du roman. Sont ainsi relevés une série d’éléments séminaux et de fils sémiotiques qui ont pu jouer le rôle de déclic(s) dans la réécriture de Condé.
Simonetta Valenti, Quête identitaire et racines africaines dans Les Derniers rois mages de Maryse Condé
Dernier descendant d’une noble lignée africaine, Spéro, le héros des Derniers rois mages de Maryse Condé, se trouve pris entre le désir irrévocable de découvrir la vérité sur son origine et le besoin impérieux d’oublier à jamais les liens qui rattachent son noyau familial à l’histoire de l’Afrique. Maryse Condé rend bien compte dans le tissu narratif de ce roman de la complexité de la recherche menée par ce personnage et, avant lui, par d’autres membres de la famille Jules-Juliette, face à une vérité historique qui, non seulement s’avère extrêmement douloureuse, mais aussi tellement opaque et composite qu’elle devient, en dernière instance, insaisissable. À travers son héros, Condé lève donc symboliquement le voile sur le «refoulé historique» qui, selon Édouard Glissant, marque profondément la culture antillaise contemporaine, encore hantée par les spectres d’un passé dont il est pourtant très difficile de se délivrer.
Alessandro Corio, De la nostalgie généalogique au «sens des nécessités à venir». Une lecture lacanienne de Désirada de Maryse Condé
Dans son roman Desirada (1997) Maryse Condé exaspère certains aspects de son écriture, au point de faire sauter les schèmes narratifs, épistémologiques et stylistiques les plus communs. Elle produit ainsi un dépaysement, si ce n’est une véritable gêne, dans le lecteur confronté à des personnages et des situations avec lesquels il a du mal à s’identifier. Desirada est un roman de l’exil et de l’errance. Tourmentée par le mystère qui entoure sa naissance, phantasme tragique d’une vérité qu’il lui faut retrouver à tout prix, la protagoniste Marie-Noëlle est à la recherche de ses origines paternelles. À partir de l’analyse d’une écriture «cruelle» et désenchantée, confrontée aux aspects les plus contradictoires et insensés du réel et à l’impossibilité d’atteindre des vérités homogènes et pacifiées, je montre comment l’auteur prend ses distances à l’égard des mythes identitaires de l’origine, du sang, de la terre et de l’appartenance. À travers la théorie de la constitutions du Sujet, divisé et conflictuel, de Lacan et le débat philosophique sur les thèmes de l’identité, de la communauté et de la relation (Blanchot, Derrida, Nancy), je montre comment certains traits caractéristiques du style de Condé conduisent, au terme d’une série d’illusions et d’échecs, à une vision beaucoup plus complexe et ouverte de Soi et de la Vérité. L’inéluctable face-à-face de la protagoniste avec sa propre «monstruosité» permettra finalement l’accès, dangereux mais enrichissant, au désir et à la relation avec l’autre, à travers le dépassement des projections narcissiques et bloquées de son imaginaire.
Marco Modenesi, «Je ne sais pas qui je suis». Parcours d’identités multiples dans Les Belles ténébreuses
À travers l’intrigue fascinante et parfois troublante que propose Les Belles ténébreuses (2008), Maryse Condé pose surtout la question de la définition de l’identité du héros de son roman, mais aussi bien de celle des Antilles que celle de l’Homme du XXIe siècle. En suivant des parcours textuels qui mettent en relief des motifs concernant la multiplicité culturelle, le croisement des cultures et la mondialisation, Maryse Condé parvient à dresser, avec finesse et même avec humour, le portrait identitaire de l’Homme contemporain.
Interviews/Interviste
Silvia Cappellini, « Ce besoin d’expliquer le monde, mon monde à moi, cela me pousse à écrire » : entretien avec Maryse Condé
Table ronde/Tavola rotonda
Maryse Condé, « Propos d’une écrivaine que l’on dit caribéenne et francophone »
Pubblicato con contributi del Dipartimento di Lingue e Letterature Straniere Moderne dell’Università di Bologna e del Dipartimento di Filologia e Critica della Letteraturadell’Università degli Studi di Siena.
Progetto di ricerca PAR 2006, coordinato da Catherine Maubon.