Sommaire / Indice
Françoise Sylvos, Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, Présentation
Michel Beniamino, La littérature réunionnaise: contexte et problèmes actuels
Marie-Josée Matiti-Picard, Légendes réunionnaises: lieux de l’imaginaire, lieux des origines
Serge Meitinger, «Roème» ou «conte arabe»: la transgression des topoï romanesques dans L’Île du Tsarévitch de Boris Gamaleya
Françoise Sylvos, Deux stratégies singulières en L’Île du Tsarévitch : Carpanin Marimoutou et Boris Gamaleya
Frédérique Helias, Les nouvelles formes de la poésie réunionnaise : «Le dire est venu»
Jean Claude Carpanin Marimoutou, Passer à côté: Marius-Ary Leblond, voyageurs à Madagascar
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, Espaces, lieux communs, «lieux de la culture» dans quelques romans réunionnais contemporains
Stéphane Hoarau, La couleur du souvenir : l’irradiation des paysages insulaires dans l’œuvre de Jean Lods
Guillaume Samson, Folklore, exotisme et altérité musicale dans La Réunion des années 1930 – 1970
Zareen Cajee, Le théâtre réunionnais des années 70 à nos jours. Un topos du texte dramatique: esclavage et libération
Teddy Gangama, Écrire le maloya: un discours du ressassement
Michel Beniamino, La littérature réunionnaise: contexte et problèmes actuels
La littérature réunionnaise pose un ensemble de questions qui demeurent irrésolues, en raison du statut même de l’île, Département d’Outre Mer. Du coup, cette littérature, française de nationalité, se trouve au confluent de différentes définitions et de différentes caractérisations. Elle est en effet perçue souvent selon une périodisation simple, qui irait de l’aliénation coloniale à la libération de la littérature contemporaine du « tout-monde » glissantien. Or elle ne se laisse pas ainsi plier ni résumer. La littérature coloniale même pose question puisqu’elle peut être avant tout rattachée à la littérature régionale dont elle partage un certain nombre de préoccupations et de thématiques ainsi qu’une esthétique réaliste. Quant à la littérature postcoloniale, elle ne manifeste pas nécessairement une libération de ses formes et de ses voix car la littérature réunionnaise demeure statutairement liée à la France. La question qui se pose alors est peut-être moins celle de l’idéologie dont les textes se font l’écho entre défenseurs et opposants au statut de l’île, que celle des rivalités à l’intérieur du champ littéraire qui pousse les auteurs à tenter de définir leur place et la place de leur littérature dans un monde dans lequel ils ne sont pas réellement reconnus. La littérature réunionnaise, en effet, à l’échelle du Tout-Monde, ne jouit d’une reconnaissance que très limitée. Crispée sur une continuation de ses modalités représentatives, sur une recherche identitaire face aux menaces de la globalisation, elle semble quelque peu isolée et à l’écart de la postmodernité et de la postcolonialité.
Marie-Josée Matiti-Picard, Légendes réunionnaises : lieux de l’imaginaire, lieux des origines
La population réunionnaise, issue d’origines diverses et née sous la contrainte de l’esclavage, de l’engagisme, des échanges mercantiles, se caractérise par son hétérogénéité. Sur cette île sans peuple autochtone, il n’existe pas de mythe de fondation qui garantisse à tous une identification, une projection dans un lieu approprié. Les espaces sont considérés comme dangereux, connotés par l’esclavage, par la violence, par la dureté qui président aux premiers temps de l’histoire insulaire. Les légendes sont autant de récits développés à partir des lieux marquants de l’espace insulaire que l’imaginaire tente d’« habiter » – le volcan en particulier y joue un rôle majeur, tout comme les Hauts escarpés – . Un résumé des légendes réunionnaises les plus connues tend à montrer comment se développe cet imaginaire de l’espace qui sert de matrice aux œuvres littéraires majeures de l’île, et comment ces récits, qui mettent en relief la mort et la vie, tentent de suppléer au mythe de fondation manquant.
Serge Meitinger, «Roème» ou «conte arabe»: la transgression des topoï romanesques dans L’Ile du Tsarévitch de Boris Gamaleya
Boris Gamaleya définit ce livre de ferveur et de piété filiale comme un « roème » et en tient, en ce seul mot-valise, les deux versants : la narration tente de redessiner les lignes de force d’un destin englouti tandis que le tissu poétique est la matière subtile qui fournit aux âmes le libre champ de leur vraie puissance. Il parle aussi de « conte arabe ». De fait, l’oralité domine l’ouvrage ainsi qu’un certain merveilleux tourné vers le miracle spirituel de rencontres, d’échanges dont la portée est délibérément métaphysique. Le destin tropical de son père, le comte Guéorgui Konstantinovitch de Gamaleya, dit Mikhaïlovski, surgit tout entier de la « rompure »temporelle qui se produit à l’instant qui aurait dû être celui de la mort du tsarévitch Alexis, le 16 juillet 1918 à Iékaterinbourg. Guidé dès cet instant par Olga, sœur du tsarévitch et sœur jumelle du jeune comte, le personnage double-et-un, Alexis/Guéorgui, se trouve projeté par « la porte du Sud » qui est l’un des sas spatio-temporels possibles sur l’île de La Réunion et convié à pousser sa quête plus loin encore, au-delà de l’ultime promontoire vers le Royaume des Eaux Blanches… Malgré la prégnance de la vie ordinaire en l’île et les turbulences de l’amour de Guéorgui pour Claire, la mère du poète, l’enjeu spirituel domine et bouleverse toutes les règles implicites du pacte narratif habituel. Outre ses personnages doubles, ce livre présente ainsi proprement deux débuts, deux milieux et deux fins. Rien ne s’y enchaîne vraiment selon le vraisemblable ni selon le nécessaire. Loin de maîtriser les tenants et aboutissants de l’intrigue, le narrateur improvise et se trouve souvent surpris. Bref, tout semble fait pour privilégier non le passé où se serait déroulée l’histoire, mais le temps même où elle se déploie à nouveau et à neuf, avec le narrateur se l’incorporant en l’inventant, avec le lecteur la revivant sur son fonds propre et à ses propres frais. Un présent d’éternité s’impose comme le départ et le but, dans une perspective résolument « imaginale » débordant la fantaisie pour promouvoir l’épopée mystique.
Françoise Sylvos, Deux stratégies singulières en L’île du tsarévitch : Carpanin Marimoutou et Boris Gamaleya
Le parallèle entre deux des plus grands poètes réunionnais actuels met en relief l’originalité de leurs poétiques. Dans Romans pou la tèr ek la mèr, Carpanin Marimoutou déjoue les poncifs du paysage et de l’extériorité impassible. L’histoire et la modernité, il les dit en créole et au nom des siens, replaçant l’humain et la réalité sociale au centre d’une vision lucide que favorisent lyrisme et sensibilité. Boris Gamaleya rompt, dans L’île du tsarévitch, avec le lieu commun de la clôture insulaire. Son « rêve-langue », brassant créole, russe et français, ouvre sur un désir d’universel et sur un au-delà du monde. Inscrit dans le destin familial, l’enchantement des rencontres insolites est devenu le principe d’une création fantaisiste, qui engendre une forme de surréalité.
Frédérique Helias, Les nouvelles formes de la poésie réunionnaise : «Le dire est venu»
La Réunion est communément surnommée, de manière assez surannée, comme l’« île des poètes ». Cette expression a longtemps renvoyé à la poésie coloniale, mais peut maintenant être pleinement reprise au compte de poètes créolophones. Il existe en effet une « poésie de la rupture », immédiatement contemporaine et très vigoureuse, qui a rejeté toute forme d’idéalisation de l’île et les topoï descriptifs issus de la métropole. Cette poésie réinvestit ce qu’elle considère comme son lieu : l’espace de la langue, devenu l’univers où se construisent une nouvelle signifiance, une nouvelle relation au langage et à l’île, une nouvelle modalité du dire qui semble recentrée sur une énonciation réappropriée et départie de toute recherche de coïncidence avec la parole de l’autre. Cet espace poétique devient visible dans la littérature contemporaine qui joue de toutes les ressources de la page, du lieu-livre ; il devient également audible grâce à de nombreuses stratégies qui rattachent la poésie créole aux ressources de l’oralité, du chant, de la parole dite et qui lui permettent d’investir de nouveaux lieux de l’identité réunionnaise.
Jean Claude Carpanin Marimoutou, Passer à côté: Marius-Ary Leblond, voyageurs à Madagascar
La littérature de voyage comme le genre ethnographique ont partie liée en Occident, pour le meilleur et pour le pire, avec les entreprises coloniales. Qu’il s’agisse des récits des militaires, des navigateurs, des « explorateurs », des colons, l’écriture de « l’autre » et du lieu autre par le scripteur venu d’Europe est, comme l’ont montré Edward Saïd, Homi K. Bhabha ou Dipesh Chakrabarty, un élément essentiel du discours colonial qu’il contribue à construire et à légitimer.
Les récits de voyage des écrivains « reconnus » relèvent aussi de cette construction et de cette légitimation d’un discours colonial sur l’espace, le temps et les habitants des contrées autres. L’article analyse comment deux célèbres écrivains réunionnais de la première moitié du XXè siècle, prix Goncourt, chantres de l’empire colonial et de sa « mission civilisatrice » construisent la fiction d’un Madagascar hors du temps, essentialisé et réifié. Dans un certain nombre de leurs textes romanesques dont l’action se situe à La Réunion, le discours colonial se trouve parfois mis en faillite ou en danger par la prise en compte des pratiques, des savoirs, des cultures des autres dans le texte littéraire qui en est ainsi partiellement bouleversé jusqu’à même en être détourné par le texte de ceux qu’on voulait décrire. Ici, au contraire, le regard, le discours et la posture sont clairement assumés comme ceux, de maîtrise et de cécité, de représentants autorisés d’un pouvoir colonial désincarné.
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, Espaces, lieux communs, «lieux de la culture» dans quelques romans réunionnais contemporains
Depuis les années 70, la littérature romanesque contemporaine de La Réunion semble s’être réapproprié son discours, sa voix narrative. La société « muselée » fit alors place à une société où la langue et la culture créole retrouvaient peu à peu droit de cité. Pourtant, une analyse plus précise des textes montre vite que se perpétue l’interaction entre discours assimilé aux topoï descriptifs et aux formes de la littérature française d’un côté, et contre-discours d’une littérature qui se construit par opposition à la France. Or, de cette façon se prolonge l’idée d’une construction de la littérature réunionnaise en étroite dépendance avec l’image que lui renvoie la littérature métropolitaine. C’est ce que montre tout particulièrement l’écriture de l’espace et ce que semble également attester la mise en relation de l’espace et du temps qui traduit le caractère invivable du présent, la fuite vers un ailleurs qui coïncide avec le passé. Or, n’envisager la littérature réunionnaise qu’à travers cette constante opposition entre discours et contre-discours, c’est sans doute négliger le rôle que remplit le cliché dans le texte romanesque. Dans cet espace partagé de la connivence et de l’intertextualité peut se déployer un dialogisme qui témoigne de la constitution d’un espace tiers, interstitiel, dans lequel le sujet trouve son lieu d’énonciation et l’espace discursif où construire une image de soi.
Stéphane Hoarau, La couleur du souvenir: l’irradiation des paysages insulaires dans l’œuvre de Jean Lods
Après avoir longtemps fait débat sur l’île de La Réunion, le statut de Jean Lods ne fait plus polémique aujourd’hui : écrivain « de nulle part » dont l’imaginaire baigne dans celui de l’île, il lui est désormais accordé une place méritée dans le répertoire de la littérature réunionnaise. Ayant vécu son enfance sur l’île et écrivant aujourd’hui à partir d’un ailleurs (Paris), Jean Lods, par son écriture, propose des rencontres : rencontres géographiques entre la métropole et l’île, mais aussi rencontres temporelles entre le présent et le passé… tout est déplacement, mobilité, entre des zones géographiques et temporelles distinctes qui tentent, sans cesse, de s’amarrer… et, comme un pont tendu entre ces rives, dans l’ensemble de son œuvre revient toujours une même question : comment se (re)trouver et se (re)construire lorsqu’on est de nulle part et de partout à la fois, lorsqu’on est en exil ? L’auteur, qui a majoritairement dans sa production littéraire mis en mot cette enfance réunionnaise, place l’ensemble de ses romans dans une certaine étrangeté : l’île s’y rêve à mesure qu’elle se révèle.
Guillaume Samson, Folklore, exotisme et altérité musicale dans La Réunion des années 1930 – 1970
La musique réunionnaise, modalité essentielle de l’oralité insulaire, a pu se développer et se faire connaître grâce à la rencontre, à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931, avec les musiques antillaises et sud-américaines. La musique réunionnaise, et en particulier le séga, est donc liée, dès lors, à une image totalement exotique. Peu à peu toutefois, les textes de chansons et de ségas vont tendre à inverser ce système de confusion exotique et colonial en mettant en avant la relation entre le séga et l’autre expression musicale majeure de l’île, le maloya. En associant ainsi ces deux formes réunionnaises dans les textes, et en montrant qu’elles sont supérieures aux danses antillaises et sud-américaines, les chanteurs construisent per à per l’idée d’un sentiment d’appartenance nationale et d’une culture spécifiquement créole.
Zareen Cajee, Le théâtre réunionnais des années 70 à nos jours. Un topos du texte dramatique: esclavage et libération
Perçu comme un divertissement élitiste importé de la métropole, le théâtre s’est difficilement implanté à La Réunion. L’analyse de l’écriture et des pratiques théâtrales est indissociable d’une approche sociologique qui témoigne de sa progressive émergence au sein d’un champ littéraire lui-même complexe. Quelques troupes se détachent. Le Théâtre Vollard, Acte 3, le Théâtre Talipot, Nektar ont choisi un registre populaire et souvent contestataire. En quête d’un art total où s’impose la présence du corps, ce théâtre prend en charge les héritages culturels de La Réunion, d’où l’usage de la langue créole sur la scène. Les textes s’appuient sur un ensemble de topoï qui – tels la figure de l’esclave et la dialectique de la libération – permettent au plus grand nombre de construire son identité, de retrouver sa propre image et garantissent la connivence.
Teddy Gangama, Écrire le maloya: un discours du ressassèrent
Le maloya est un genre musical essentiel de la culture réunionnaise. Associé aux racines noires, issu aussi bien de Madagascar, de l’Afrique, de l’Inde que de l’Europe pour certains de ses instruments, il est en fait le lieu même de la créolisation. Cette musique, longtemps frappée d’ostracisme et privée de représentations sur la scène publique, est, depuis ses origines, une musique sacrée. Elle est de plus en plus pratiquée aujourd’hui au point d’être devenue un signe symbolique fort de l’identité et de l’«authenticité» de la culture créole. Le texte du maloya, très proche du «fonnker» (ou poème) à l’époque contemporaine, est saturé par des réseaux intertextuels qui visent à produire un discours univoque sur la société réunionnaise: opposition entre dominés et dominants, quête désespérée des origines, motif de la cale du navire négrier… Autant d’éléments majeurs contribuant à la construction d’une parole collective de la mémoire et des origines retrouvées.
Comptes rendus/Recensioni
J. Littel, Les Bienveillantes (Franca Zanelli Quarantini)
L. Verstraete-Hansen, Littérature et engagements en Belgique francophone. Tendances littéraires progressistes 1945-1972 (Maria Chiara Gnocchi)
J. Janin, Il marchese De Sade (Agnese Silvestri)
S. Valeri, Libri nuovi scendon d’Alpi. Venti anni di relazioni franco-italiane negli archivi della Société typographique de Neuchâtel (1769-1789) (Francesca Fava)
Notes de lecture/Schede
Pubblicato con contributi dell’Università di Bologna e del Centre Culturel Français di Milano.